CARNET NOIR

 

Lancelot, mon mari, lit toujours le journal pendant le petit déjeuner. Ce que je vois de lui lorsqu’il apparaît, c’est un visage étroit à l’expression absorbée, l’air perpétuellement courroucé et vaguement autant qu’incompréhensiblement frustré. Il ne me dit pas bonjour et le journal que j’ai pris soin de déplier à son intention s’interpose aussitôt entre sa figure et moi.

Un peu plus tard, son bras, et son bras seul, émerge de derrière cet écran pour saisir la seconde tasse de café dans laquelle j’ai mis l’indispensable cuiller de sucre remplie à ras bord – ni trop ni trop peu sous peine d’être transpercée d’un regard venimeux.

Cela a cessé de me chagriner. Au moins, je mange tranquillement.

Ce matin-là, toutefois, Lancelot rompit le silence, pour laisser soudain tomber d’une voix hargneuse :

— Dieu du ciel ! Cet abruti de Paul Farber est mort ! D’un infarctus…

Ce nom ne me disait pas grand-chose. Lancelot l’avait déjà mentionné par hasard et je savais que Farber était un de ses collègues, un spécialiste de la physique théorique, lui aussi. À en juger par l’épithète malsonnante employée par mon mari, j’avais de bonnes raisons de penser que ce Paul Farber jouissait d’une petite réputation, qu’il avait trouvé le succès qui avait toujours échappé à Lancelot.

Il posa le journal et me décocha un regard furibond.

— Pourquoi les avis de décès sont-ils toujours bourrés de mensonges infâmes ? s’écria-t-il. Cette notice nécrologique le présente comme un nouvel Einstein sous prétexte qu’il est mort d’une crise cardiaque !

S’il y avait un sujet de conversation que j’avais appris à éviter, c’était bien les notices nécrologiques ! Je n’osai même pas approuver d’un hochement du menton.

Lancelot repoussa le journal, se leva et sortit sans avoir fini ses œufs, sans avoir trempé ses lèvres dans la seconde tasse de café.

Je poussai un soupir. Que pouvais-je faire d’autre ? Qu’avais-je jamais pu faire d’autre ?

 

Mon mari ne s’appelle pas vraiment Lancelot Stebbins. J’ai changé les noms et le contexte dans toute la mesure du possible afin de protéger la personne coupable. Néanmoins, même si j’avais conservé les vrais noms, vous n’auriez pas reconnu mon époux.

C’est que Lancelot était doué sous ce rapport : il avait le don de passer inaperçu. Chaque fois qu’il découvrait quelque chose, quelqu’un l’avait invariablement découvert avant lui ; ou alors, une autre découverte plus importante rejetait la sienne dans l’ombre. Dans les congrès scientifiques, il y avait toujours peu de monde pour entendre ses communications car un confrère faisait immanquablement dans une autre salle un rapport beaucoup plus intéressant.

Naturellement, cet état de choses avait eu une influence sur lui. Cela l’avait transformé.

Quand nous nous étions mariés, il y avait vingt-cinq ans, c’était un parti enviable. Grâce à un héritage, il était à son aise et c’était déjà un physicien expérimenté que dévorait une puissante ambition et qui promettait beaucoup. En ce qui me concerne, je crois que j’étais jolie, à l’époque. Mais cela n’a pas duré longtemps. Ce qui a duré, en revanche, ce furent mon introversion et mon incapacité à aider sur le plan mondain un jeune universitaire ambitieux qui a besoin de sa femme pour se faire des relations.

Peut-être était-ce simplement là un autre signe du talent de Lancelot à passer inaperçu. Une autre épouse, qui sait, l’aurait peut-être rendu visible… par réflection.

S’en est-il rendu compte au bout d’un certain temps ? Fut-ce la raison pour laquelle il commença de se détacher de moi après deux ou trois années raisonnablement heureuses ? Parfois, je le croyais et me faisais d’amers reproches.

Mais je me disais alors que c’était seulement sa soif d’honneurs, plus lancinante de n’être point étanchée, qui lui dictait son comportement. Il démissionna de son poste et se fit construire un laboratoire personnel en dehors de la ville. Parce que le terrain n’était pas cher et qu’il désirait la solitude, affirmait-il.

L’argent ne constituait pas un problème. L’État ne lésinait pas sur les subventions quand il s’agissait d’un spécialiste de la physique théorique et il n’avait qu’à demander pour être servi. Par-dessus le marché, il utilisait les fonds du ménage sans restriction.

J’essayai de résister : « Mais ce n’est pas nécessaire, Lancelot, lui disais-je. Ce n’est pas comme si nous avions des difficultés financières. Ou si on ne voulait pas de toi à l’université. Moi, tout ce que je demande, ce sont des enfants et une vie normale ».

Mais un brasier brûlait en lui, qui le rendait aveugle et sourd à tout le reste. « Il y a quelque chose qui doit passer avant tout, répondait-il avec colère. Il faut que le monde scientifique se rende compte de ce que je suis. Qu’il reconnaisse que je suis un… un… un grand savant ».

En ce temps-là, il hésitait encore à s’appliquer le qualificatif de génial.

Rien n’y fit. La malchance s’obstinait à le poursuivre. Sans répit. Son laboratoire bourdonnait d’une intense activité, il engagea des assistants auxquels il offrait des salaires somptueux, il se tuait à la tâche.

Tout cela en vain.

Je continuais d’espérer qu’il finirait par renoncer, par revenir en ville. Qu’il nous permettrait de mener une existence normale et calme. J’attendais. Mais chaque fois que force lui était d’admettre une nouvelle défaite, il repartait au combat pour tenter de prendre d’assaut les bastions de la gloire et de la célébrité. Chaque fois, il se lançait à la charge en bouillonnant d’enthousiasme et, chaque fois, il retombait au plus profond des abîmes du désespoir.

Et, automatiquement, il me le faisait payer cher. Car si le monde l’écrasait, il lui était loisible de m’écraser en retour. Je ne suis pas quelqu’un de courageux mais je commençais à songer au divorce.

Et puis…

Il était visible que, depuis un an, il se préparait à partir une fois de plus en guerre. Sa dernière bataille, pensais-je. Jamais je ne l’avais vu aussi intense, aussi frémissant. Il avait une façon étrange de marmonner tout seul et d’être secoué de brèves crises d’hilarité sans rime ni raison. Il passait des jours entiers sans manger, des nuits entières sans dormir. Il imagina même d’enfermer ses cahiers de laboratoire dans le coffre-fort de la chambre comme s’il se méfiait de ses propres assistants.

Bien sûr, j’avais la certitude fataliste que ce combat était d’avance un combat perdu… comme les précédents. Mais s’il échouait à l’âge qu’il avait, il serait contraint de reconnaître que c’était sa dernière chance qui s’évanouissait. Alors, il serait forcé de renoncer.

Je décidai donc d’attendre et de m’armer de patience.

Mais cette histoire de notice nécrologique me porta un coup. Il m’était arrivé un jour, dans des circonstances analogues, de lui faire observer qu’il pouvait être sûr, en tout cas, qu’on parlerait de lui avec une certaine considération dans son avis de décès.

Sans doute cette remarque n’était-elle pas très intelligente : mes remarques ne sont jamais très intelligentes. Mon intention était de lancer un commentaire allègre pour l’empêcher de sombrer dans la dépression car je savais d’expérience que, dans ces cas-là, il était plus insupportable que jamais.

Peut-être y avait-il eu également une part de mépris inconscient dans mon commentaire. En toute sincérité, je n’en sais rien.

Toujours est-il que cela mit le feu aux poudres. Son corps étriqué fut pris de frissons et ses sourcils ténébreux se froncèrent au-dessus de ses yeux caves tandis qu’il s’écriait d’une voix de fausset : « Mais je ne lirai jamais ma notice nécrologique ! Même cela me sera refusé ! »

Et il me cracha en pleine figure.

Délibérément.

Je partis en courant m’enfermer dans ma chambre.

Il ne me fit pas d’excuses mais au bout de quelques jours pendant lesquels je l’évitais de mon mieux, nous reprîmes nos rapports placés sous le signe de la froideur. Ni lui ni moi ne fîmes aucune allusion à l’incident.

Et, cette fois, il y avait un nouvel avis mortuaire.

Et comme j’étais là, assise en face de lui en train de prendre mon petit déjeuner, j’eus le sentiment que c’était l’ultime goutte d’eau, le point culminant d’une carrière qui n’était qu’un interminable tissu d’échecs.

Je pressentais l’imminence d’une crise et ne savais si je devais la redouter ou l’accueillir avec joie. Tout compte fait, la parole était à la joie. Si jamais quelque chose devait changer, ce ne pourrait être que dans le bon sens.

 

Peu de temps après le déjeuner, il vint me retrouver dans le salon où il y avait une corbeille à ouvrage pour m’occuper les mains avec un peu de couture inutile et la télévision pour m’occuper l’esprit.

— Je vais avoir besoin que tu m’aides, m’annonça-t-il sans autre préambule.

Il y avait vingt ans au bas mot qu’il ne m’avait tenu pareil langage et, instinctivement, je perdis ma réserve et me tournai vers lui. Il semblait être en proie à une sorte de surexcitation malsaine. Ses joues, ordinairement pâles, étaient écarlates.

— Si je peux te rendre service, ce sera avec plaisir, Lancelot.

— Tu peux. J’ai donné un mois de congé à mes assistants. Ils partent samedi et, à partir de ce jour, je travaillerai seul avec toi au labo. Je préfère te prévenir dès maintenant pour que tu prennes tes dispositions afin d’être libre la semaine prochaine.

Je me recroquevillai sur moi-même.

— Mais, Lancelot, tu sais que je suis incapable de t’aider dans ton travail. Je ne…

— Je sais, laissa-t-il tomber avec un mépris glacé. Mais il est inutile que tu comprennes. Je te donnerai quelques instructions simples que tu n’auras qu’à appliquer à la lettre. Figure-toi que j’ai enfin découvert quelque chose qui me permettra d’accéder, cette fois, à la place à laquelle j’ai droit…

— Oh ! Lancelot ! murmurai-je sans le faire exprès, car c’était là un refrain que je n’avais que trop souvent entendu.

— Écoute-moi, crétine, et tâche pour une fois de te comporter comme une adulte. Oui… J’ai réussi. À présent, ça y est ! Personne ne peut me couper l’herbe sous le pied parce que mon invention est fondée sur un principe si peu orthodoxe qu’aucun physicien vivant, moi excepté, n’a assez de génie pour le concevoir. Je suis en avance d’au moins une génération. Et quand la nouvelle éclatera comme une bombe sur le monde, je serai probablement considéré comme le plus grand savant de tous les temps.

— Eh bien, j’en suis ravie, Lancelot.

— J’ai dit : probablement. Ce n’est pas une certitude absolue. Il y a beaucoup d’injustice dans la célébrité scientifique, j’en ai fait la triste expérience. Aussi, il ne me suffit pas de me contenter de publier ma découverte. Si je le faisais, tout le monde se précipiterait par la brèche et, plus tard, je ne serais plus qu’un nom dans les livres d’histoire. Toute la gloire sera accaparée par les ouvriers de la treizième heure.

S’il m’a tenu ce discours trois jours avant de pouvoir se mettre à l’œuvre, c’était, j’en suis certaine, uniquement parce qu’il ne pouvait plus se contenir. Il frétillait littéralement et moi seule était assez insignifiante pour qu’il pût s’épancher en toute liberté.

— Je tiens à ce que ce soit si spectaculaire, à ce que le coup de tonnerre de cette découverte soit si assourdissant qu’aucun nom ne puisse jamais être l’égal du mien.

Il allait trop loin et je commençai à redouter les conséquences d’une nouvelle déception. L’échec ne le ferait-il pas sombrer dans la folie ?

— Allons, Lancelot… à quoi bon perdre le boire et le manger ? Pourquoi ne pas tout laisser tomber ? Pourquoi ne pas prendre des vacances prolongées ? Tu as travaillé assez dur et assez longtemps. Ne serait-ce pas une bonne idée que de faire un voyage en Europe ? J’ai toujours désiré…

Il se mit à trépigner.

— Cesse donc de bêler comme une idiote ! Samedi, je t’attends au labo.

 

Je passai trois nuits exécrables. Je n’avais jamais été dans un état pareil. Je n’arrêtais pas de me demander s’il n’était pas déjà devenu fou.

Oui, ce pouvait être de la folie. Une folie née d’une déception ayant pris un caractère intolérable et dont cette notice nécrologique avait été le déclic. Lancelot s’était débarrassé de son personnel et, maintenant, voilà qu’il voulait que je lui serve d’assistante. Jusqu’à présent, il ne m’avait jamais permis de mettre les pieds dans son laboratoire. Il avait sûrement l’intention de m’utiliser, de se servir de moi pour Dieu sait quelle expérience extravagante. Ou, tout bonnement, de m’assassiner.

Au cours de ces nuits blanches, hantée par l’épouvante, j’envisageai d’appeler la police, de m’enfuir, de… de faire n’importe quoi.

Mais quand le jour se levait, je me raisonnai : non, il n’était sûrement pas fou, il n’userait sûrement pas de violence à mon égard. Même l’épisode du crachat ne pouvait être considéré comme un véritable acte de violence et il n’avait jamais essayé de me brutaliser physiquement. Tant et si bien que je finis par attendre ce samedi avec impatience et me dirigeai vers ce qui était peut-être ma mort avec la soumission d’un mouton docile.

Muets l’un et l’autre, nous nous rendîmes de compagnie au laboratoire, installé à l’extérieur de la maison.

Ce labo était déjà, à lui seul, quelque chose d’assez effrayant et ce fut avec hésitation que j’en franchis la porte.

— Allons ! s’exclama Lancelot. Cesse de regarder comme ça autour de toi comme si je te menais à l’abattoir ! Tu n’auras qu’à faire ce que je te dirai de faire.

— Oui, Lancelot.

Il me fit entrer dans une petite pièce cadenassée. Elle était bourrée d’objets extrêmement étranges et il y avait des fils électriques partout :

— Bien… commença-t-il. Tu vois ce creuset de fer ?

— Oui, Lancelot.

C’était un récipient petit mais profond, fait d’un métal épais et dont la surface portait des taches de rouille. Une sorte de grille à grosses mailles le recouvrait.

Lancelot m’obligea à m’approcher et je vis à l’intérieur du creuset une souris blanche assise sur ses pattes de derrière et dont le fin museau palpait le grillage avec une curiosité frétillante. À moins que ce ne fût avec angoisse. J’avoue avoir tressailli car voir une souris quand on ne s’y attend pas, cela donne un choc. Moi, tout au moins, ça me secoue.

— Elle ne te fera pas de mal, grommela Lancelot. Maintenant, mets-toi contre le mur et regarde.

À ces mots, toutes mes craintes revinrent à la charge. Horrifiée, j’étais sûre et certaine qu’un éclair allait fulgurer et me réduire en cendres, que je ne sais quelle monstrueuse chose de métal allait jaillir pour me broyer, que…

Je fermai les yeux.

Mais il ne se passa rien. En ce qui me concernait, en tout cas. J’entendis seulement une espèce de pfuitt comme si un petit pétard mouillé éclatait en faisant long feu.

La voix de Lancelot s’éleva :

— Eh bien ?

Je rouvris les yeux. Il me regardait, rayonnant de fierté. Je le dévisageai d’un air inexpressif.

— Alors ? Tu ne vois pas, sombre idiote ? Là !

Il y avait un second creuset à trente centimètres du premier. Je n’avais pas vu Lancelot le poser sur la table.

— Que faut-il que je regarde ? Le second creuset ?

— Ce n’est pas exactement un second creuset : c’est la réplique du premier. Mais, pratiquement, ils sont identiques à l’atome près. Tu n’as qu’à les comparer. Tu verras qu’ils ont exactement les mêmes taches de corrosion.

— Tu as fabriqué le deuxième à partir du premier ?

— Oui mais selon une technique très particulière. La création de matière exige ordinairement une dépense d’énergie prohibitive. Même dans des conditions de rendement idéales, il faudrait désintégrer de façon totale cent grammes d’uranium pour obtenir un gramme de matière artificielle. Le raccourci que j’ai découvert peut s’exprimer par la formule suivante pour reproduire un objet dans le futur, il faut une quantité d’énergie très faible à condition que cette énergie soit correctement appliquée. Cet exploit, ma chère amie, revient à ceci : en créant dans le futur la réplique d’un objet et en la ramenant dans le présent, j’ai réalisé l’équivalent du voyage dans le temps.

Le fait qu’il m’ait appelé sa « chère amie » donne toute la mesure de sa joie triomphale.

— C’est remarquable ! m’exclamai-je, car, en vérité, j’étais impressionnée, inutile de le nier. La souris est-elle revenue, elle aussi ?

Tout en posant la question, je me penchai sur le creuset numéro deux.

Et j’éprouvai à nouveau un choc des plus désagréables. Il recélait une souris blanche. Une souris blanche et morte.

Les joues de Lancelot rosirent. « Il y a effectivement un défaut. Je puis faire revenir du futur de la matière vivante mais pas sous forme de matière vivante. Elle revient morte.

— Oh ! Quel dommage ! Pourquoi ?

— Je ne le sais pas encore. J’imagine que la duplication est parfaite au niveau atomique. En tout état de cause, il n’y a aucune détérioration visible. Les dissections l’ont démontré.

— Tu pourrais demander…

Au coup d’œil qu’il me jeta, je m’interrompis tout net. Mieux valait ne pas suggérer l’éventualité d’une collaboration, l’expérience m’avait appris que c’était invariablement les collaborateurs de Lancelot qui s’arrogeaient le mérite de ses découvertes.

— J’ai demandé, fit-il avec une amère satisfaction. Un biologiste éprouvé a autopsié quelques-uns de mes sujets mais il n’a rien trouvé. Naturellement, il ignorait la provenance des animaux et j’ai pris soin de les récupérer avant que ne se produise quelque chose qui lui mette la puce à l’oreille. Mes assistants eux-mêmes ignorent l’objet de mes recherches.

— Mais pourquoi les entoures-tu d’un tel secret ?

— Tout simplement parce que je ne parviens pas à faire revenir les animaux vivants. Je suppose que la responsabilité de cet état de choses incombe à une subtile altération moléculaire. Si je publiais à l’heure actuelle mes résultats, quelqu’un d’autre pourrait fort bien trouver une méthode pour pallier cet inconvénient, apporter une amélioration insignifiante à ma découverte et s’en attribuer toute la gloire en utilisant, par exemple, un homme qui rapporterait des renseignements du futur.

Je voyais cela comme si j’y étais. Le conditionnel était superfétatoire : cela se passerait comme il le prévoyait. C’était inévitable. En fait, quoi que Lancelot pût faire, son nom ne sortirait pas de l’anonymat. J’en étais certaine.

— Mais je ne peux pas attendre plus longtemps, ajouta-t-il, plus pour lui-même que pour moi. Il faut que je rende mon invention publique mais de telle façon qu’elle soit définitivement et à jamais associée à mon nom. Il faut que ce soit tellement spectaculaire que, plus tard, personne ne puisse faire allusion au voyage temporel sans parler de moi, quelles que soient les découvertes que d’autres feront dans l’avenir. Je vais organiser une mise en scène et tu auras un rôle à y jouer.

— Que veux-tu donc que je fasse, Lancelot ?

— Que tu sois ma veuve.

Je lui étreignis le bras. « Lancelot, veux-tu dire… ».

Je serais bien incapable d’analyser les sentiments contradictoires qui m’assaillirent en cette minute.

Il me repoussa avec brusquerie. « Seulement à titre temporaire. Je n’ai nulle intention de me suicider. Je projette seulement de faire un voyage de trois jours dans l’avenir ».

— Mais tu reviendras mort !

— Le « moi » qui reviendra sera un cadavre, en effet. Mais mon véritable « moi » n’aura jamais été aussi vivant. Les choses se passeront exactement comme avec cette souris blanche.

Son regard se posa sur un cadran et il dit : « Ah ! Dans quelques secondes, ce sera l’heure H. Regarde bien le deuxième creuset et la souris morte ».

Sous mes yeux, la souris blanche disparut et il y eut un nouveau pfuitt.

— Où est-elle partie, Lancelot ?

— Nulle part. Ce n’était qu’une réplique. À l’instant précis où le duplicata avait été créé, quand le passé a fait sa jonction avec le futur, le double s’est évanoui tout naturellement. L’original, la souris numéro un, est en parfaite santé. Il en ira de même avec moi. Mon double réapparaîtra à l’état de cadavre mais mon « moi » authentique restera vivant. Au bout de trois jours, nous retrouverons le moment de la création de mon propre duplicata, fabriqué avec, comme modèle, mon « moi » véritable, et de sa projection dans le passé sous forme de cadavre. Alors, mon double mort disparaîtra et mon « moi » vivant continuera de vivre. C’est clair, non ?

— Cela me paraît une expérience dangereuse.

— Pas du tout ! Lorsque mon corps mort se matérialisera, le médecin signera le permis d’inhumer, les journaux annonceront mon décès et les pompes funèbres prépareront l’enterrement. Et puis, je reviendrai à la vie et j’expliquerai comment j’ai procédé. Alors, je ne serai pas seulement l’homme qui aura inventé le voyage temporel : je serai l’homme qui sera revenu d’entre les morts. Il y aura une telle publicité que, jamais plus, on ne dissociera le nom de Lancelot Stebbins du voyage dans le temps.

— Mais pourquoi ne pas te borner à faire un rapport sur ta découverte ? Tout cela me semble beaucoup trop compliqué. Une simple communication suffira à te rendre célèbre. Alors, nous pourrons nous installer à nouveau dans un appartement en ville.

— Silence ! Tu feras ce que je te dirai de faire.

 

J’ignore depuis combien de temps Lancelot tournait cela dans sa tête quand la notice nécrologique, lui tombant sous les yeux, eut fait office de détonateur. Je ne minimise absolument pas son intelligence. En dépit de la malchance phénoménale qui le poursuivait, c’était un esprit brillant, il n’y a pas de question.

Il avait mis, avant leur départ, ses assistants au courant des expériences qu’il avait soi-disant l’intention de tenter durant leur absence. Quand leurs témoignages auraient été entendus, il semblerait on ne peut plus naturel que Lancelot se soit selon toute apparence empoisonné au cyanure au cours de ses recherches.

— Il faudra donc que tu t’arranges pour que mes collaborateurs prennent immédiatement contact avec la police. Tu sais où on peut les toucher. Je ne veux en aucun cas que l’on fasse allusion à un meurtre ou à un suicide. Il ne doit s’agir que d’un accident, un accident naturel et logique… rien d’autre. Je veux également que le médecin signe rapidement le certificat de décès et que les journaux soient prévenus sans délai.

— Mais, Lancelot, si l’on découvre ton vrai « moi » ?

— Pourquoi veux-tu qu’on le trouve ? grinça-t-il. Quand on a un cadavre sous les yeux, on ne se met pas en quête de sa réplique vivante ! Personne ne me recherchera et entre-temps, je resterai tranquillement bouclé dans la chambre temporelle. Il y a des sanitaires et j’aurai une provision de sandwiches suffisante.

Il ajouta sur un ton de regret : « Pourtant, il faudra que je me passe de café jusqu’à ce que tout soit terminé. J’aurais bonne mine si quelqu’un humait un inexplicable arôme de moka alors que tout le monde me croira mort ! Enfin… je ne manquerai pas d’eau et cela ne durera que trois jours ».

Nouant et dénouant nerveusement mes doigts, je murmurai : « Mais même si l’on te trouvait, ce serait pareil, non ? Il y aura un « toi » mort et un « toi » vivant… ».

C’était moi-même que je m’efforçais de réconforter, moi-même que j’essayais de préparer à l’inéluctable désillusion.

Mais il se contenta de hurler :

— Non ! Ce ne serait pas du tout pareil ! Si l’on me trouve, ce ne sera qu’un canular raté. Certes, je deviendrai célèbre. Mais à titre de cinglé !

— Tu sais, Lancelot, dis-je précautionneusement, il y a toujours quelque chose qui marche de travers.

— Pas cette fois-ci.

— Chaque fois, tu dis « pas cette fois ». Pourtant, il y a toujours…

Il était livide de rage et ses iris étaient devenus incolores. Il m’agrippa par le coude avec tant de brutalité que cela me fit très mal mais je n’osai pas crier. « Il n’y a qu’une seule chose qui peut aller de travers : toi ! Si tu bronches, si tu ne joues pas ton rôle à la perfection, si tu ne suis pas mes directives à la lettre, je… je… » Il donnait l’impression de chercher le châtiment adéquat. « Je te tuerai ! »

Je tournai la tête, terrifiée, essayant de m’arracher à son étreinte mais il l’accentua impitoyablement. La force qu’il était capable de développer sous le coup de la colère était quelque chose d’inouï.

— Écoute-moi ! Tu m’as porté un grave préjudice en étant telle que tu es et je me suis reproché, d’abord de t’avoir épousée, ensuite de n’avoir jamais trouvé le temps de divorcer. Mais, à présent, et malgré toi, l’occasion se présente pour moi de faire de mon existence une réussite magistrale. Cette chance, si tu la détruis, je te tuerai. Crois-moi : ce ne sont pas des paroles en l’air !

Il n’avait nul besoin de me le préciser. « Je ferai tout ce que tu me diras de faire », murmurai-je.

Il me lâcha.

 

Il passa une journée à régler ses appareils.

— Jusqu’à présent, je n’ai jamais transféré plus de cent grammes, fit-il d’une voix calme et songeuse.

Je pensai : ça ne marchera pas. Comment cela pourrait-il marcher ?

Le lendemain, il ajusta les instruments de façon que je n’eusse plus qu’à tourner un bouton. Il exigea que je manipule à blanc ce maudit bouton pendant un temps qui me parut interminable.

— Est-ce que tu comprends, maintenant ? Est-ce que tu saisis exactement comment il faut faire ?

— Oui.

— Bien. Tu tourneras le bouton quand le voyant s’allumera, pas une seconde avant.

Ça ne marchera pas, pensais-je.

— Oui, répondis-je.

Il s’installa, flegmatique et silencieux. Il portait un tablier de caoutchouc par-dessus sa blouse.

Le voyant s’illumina et mes réflexes jouèrent : je tournai machinalement le bouton sans même réfléchir à ce que je faisais, sans même hésiter.

Un instant, je vis deux Lancelot côte à côte devant moi, tous deux habillés de la même façon. Mais l’un des deux avait des vêtements fripés. Puis le Lancelot numéro un s’effondra et demeura inerte.

— Et voilà ! s’exclama mon mari vivant en franchissant le cercle fatal. Aide-moi. Prends-le par les jambes.

J’étais sidérée. Comment pouvait-il porter son propre cadavre, son corps décalé de trois jours dans le temps, sans sourciller, sans la moindre gêne apparente ? Il ne manifestait pas plus d’émotion que si sa dépouille avait été un vulgaire sac de charbon.

J’eus un haut-le-cœur quand mes mains se refermèrent sur les chevilles de l’autre Lancelot. Il était encore chaud. Un mort nouveau-né… Avec notre fardeau, nous suivîmes le couloir, montâmes à l’étage, prîmes un nouveau couloir et entrâmes dans une chambre. Mon mari avait déjà tout arrangé. Une solution bouillonnait dans un bizarre montage de verre enfermé dans un compartiment étanche que scellait une glace coulissante. Des instruments étaient éparpillés un peu partout, destinés, sans aucun doute, à prouver qu’une expérience était en cours. Un flacon sur l’étiquette duquel les mots Cyanure de Potassium s’étalaient en grosses lettres était posé sur le bureau, bien en vue, parmi d’autres bouteilles. Il y avait quelques cristaux épars. Des cristaux de cyanure, je présume.

Lancelot disposa avec soin le cadavre de façon à donner l’illusion que l’expérimentateur avait basculé de son tabouret, déposa quelques cristaux dans sa main gauche et en sema sur son tablier de caoutchouc. Dernière touche ; il en plaça un peu sur le menton de son double.

— Avec ça, s’ils ne comprennent pas… murmura-t-il.

Après un dernier regard, il ajouta : « Parfait ! Maintenant, rentre à la maison et appelle le docteur. Tu lui raconteras que tu es venue m’apporter un sandwich parce que je n’étais pas rentré déjeuner. Le voilà ». Du doigt, il désigna une assiette cassée et un sandwich à la débandade que j’étais, sans doute, censée avoir laissé choir. « Pleure un peu mais n’en rajoute pas ».

Je n’eus aucune difficulté à hurler et à sangloter en temps utile. Il y avait des jours que j’en avais envie et j’éprouvais un véritable soulagement à m’abandonner à l’hystérie.

Le médecin eut exactement l’attitude que Lancelot avait prévue. Le flacon de cyanure fut la première chose qu’il vit, pour ainsi dire. Il fronça les sourcils.

— Dieu me pardonne, Mrs Stebbins, votre mari était un chimiste bien imprudent !

— Vous avez raison, larmoyai-je. Il n’aurait pas dû mettre lui-même la main à la pâte. Mais ses assistants étaient en congé.

— Il est vraiment déplorable que quelqu’un prenne du cyanure pour du sel !

L’homme de l’art hocha la tête d’un air moralisateur. « Il faut que je prévienne la police, Mrs Stebbins. Il s’agit d’un empoisonnement accidentel au cyanure mais comme c’est une mort violente, la police…

— Oui ! Oui ! Appelez-la ! »

Je me serais giflée d’avoir parlé sur un ton aussi impatient qui pouvait prêter à soupçons.

La police arriva ainsi qu’un médecin légiste qui poussa un grognement de dégoût à la vue des cristaux de cyanure éparpillés sur la main, le tablier et le menton du défunt. Les enquêteurs, totalement indifférents, se bornèrent à enregistrer les détails d’état-civil. Ils me demandèrent si je pouvais m’occuper moi-même des formalités de l’inhumation. Je m’en chargerai, répondis-je. Sur quoi, ils vidèrent les lieux.

J’alertai immédiatement les journaux et deux agences de presse. Vous apprendrez la mort de mon mari par la police, dis-je, et j’espère que l’on n’insistera pas sur la maladresse. J’avais adopté le ton de la veuve qui espère que l’on ne dira pas de mal de son défunt. J’ajoutai : c’était un physicien atomiste plutôt qu’un chimiste et j’avais, depuis quelque temps, l’impression qu’il avait des soucis.

En cela, je suivais mot à mot le scénario de Lancelot. Et cette déclaration fit merveille. Un savant atomiste qui a des soucis ? Des espions ? Des agents ennemis ?

Les reporters affluèrent en se léchant les babines. Je leur donnai un portrait de Lancelot datant de quelques années et un photographe prit quelques clichés des bâtiments. J’autorisai la presse à pénétrer dans le laboratoire pour en prendre d’autres. Personne, ni la police ni les journalistes, personne ne posa de questions sur la porte cadenassée. Personne ne parut même la remarquer.

Je donnai à mes interlocuteurs une foule de renseignements d’ordre professionnel et biographique que Lancelot avait préparés à cette intention et leur citai diverses anecdotes destinées à mettre en évidence l’humanité et la brillante intelligence de feu mon époux. Je m’efforçai d’appliquer les instructions de Lancelot à la virgule près. Pourtant, j’étais inquiète. Il y aurait quelque chose qui marcherait de travers…

Alors, il m’en rendrait responsable. Et, cette fois, il avait juré qu’il me tuerait.

Le lendemain, je lui apportai les journaux. Il les lut et les relut, l’œil brillant. Le Times de New York lui consacrait un encadré en bas de la première page. Ni ce journal ni l’Associated Press ne présentaient sa mort sous un jour mystérieux mais une gazette titrait en caractères d’affiche :

 

MORT ENIGMATIQUE D’UN SAVANT ATOMISTE

 

À cette vue, Lancelot s’esclaffa. Quand il eut passé tous les journaux en revue, il reprit le premier de la pile.

Il me décocha un regard acéré.

— Ne t’en va pas. Écoute ce qu’ils racontent.

— Je les ai déjà lus, Lancelot.

— Écoute, je te dis…

Et il se mit à lire les articles à haute voix en s’étendant longuement sur les éloges funèbres dont il était l’objet.

— Alors ? fit-il enfin, rayonnant de satisfaction. Penses-tu toujours que cela va marcher de travers ?

— Si la police revient, répondis-je avec hésitation, pour me demander pourquoi je pensais que tu avais des ennuis…

— Tu es restée suffisamment dans le vague. Tu expliqueras à ces messieurs que tu as fais de mauvais rêves. Si jamais ils se décident à pousser davantage leurs investigations, il sera trop tard.

Il avait raison : tout marchait à merveille mais je ne pouvais pas imaginer que cela continuerait. Pourtant, l’esprit humain est une drôle de mécanique ! Il persiste à espérer au-delà de l’espoir.

— Lancelot, murmurai-je, quand tout sera terminé, quand tu seras illustre, vraiment illustre, tu prendras ta retraite, n’est-ce pas ? Nous retournerons en ville où nous vivrons paisiblement ?

— Bougre d’idiote ! Ne te rends-tu pas compte que, une fois que mon mérite aura été reconnu, je serai obligé de continuer ? Des tas de jeunes gens afflueront ici. Ce laboratoire deviendra un institut de recherches temporelles de renommée universelle. Je serai une légende vivante. J’aurai une telle série de triomphes à mon actif que, après, il n’y aura plus, comparés à moi, que des nabots intellectuels !

Il se dressa sur la pointe des pieds, les yeux étincelants, comme s’il voyait déjà le piédestal du haut duquel il dominerait les foules.

Ç’avait été ma dernière bribe d’espoir. L’espoir modeste d’un peu de bonheur personnel.

Je poussai un soupir.

 

Je demandai à l’organisateur des pompes funèbres que le corps, une fois mis en bière, restât dans le laboratoire avant d’être inhumé dans le caveau de famille des Stebbins, à Long Island. J’exigeai qu’il ne fût pas embaumé et proposai de le laisser dans la chambre froide où la température était maintenue à 5 °C. Je m’opposai à ce qu’il fut exposé au salon funéraire.

Le représentant des pompes funèbres fit transporter le cercueil dans le laboratoire avec toutes les marques d’une réprobation manifeste. Sans nul doute, cette réprobation se traduirait dans la facture. Mes explications – je voulais ne pas me séparer encore du défunt et souhaitai que ses assistants eussent l’occasion de le voir une dernière fois – étaient boiteuses et sonnaient faux.

Pourtant, les instructions de Lancelot avaient été on ne peut plus précises et je les appliquais aveuglément.

Une fois le cercueil installé, couvercle ouvert, je me rendis auprès de mon mari.

— L’homme des pompes funèbres m’a paru rempli d’animosité, lui dis-je. J’ai l’impression qu’il flaire quelque chose d’insolite.

— Parfait ! fit Lancelot avec satisfaction.

— Mais…

— Nous avons encore vingt-quatre heures à attendre. D’ici là, rien ne peut se produire qui soit susceptible de cristalliser ses soupçons. En principe, le cadavre doit disparaître demain matin.

— En principe ? Tu penses que ce n’est pas sûr ?

Je le savais ! Je le savais !

— La dématérialisation peut intervenir avec un certain retard ou, au contraire, un peu plus tôt que prévu. Je n’ai jamais effectué le transfert d’une masse aussi volumineuse et j’ignore jusqu’à quel point mes équations sont exactes. Il y a là un travail d’observation fondamental qui s’impose : c’est l’une des raisons pour lesquelles j’ai tenu à ce que le cadavre demeure ici au lieu d’être exposé dans une chapelle ardente.

— Mais, au salon funéraire, il disparaîtrait devant témoins.

— Et tu penses qu’ici, quelqu’un pourra songer qu’il y a eu fraude ?

— Naturellement.

Ma réponse parut l’amuser.

— Les gens se diront : pourquoi s’est-il débarrassé de ses assistants ? Pourquoi s’est-il tué en s’astreignant à réaliser personnellement des expériences à la portée d’un bambin ? Pourquoi la disparition du corps s’est-elle produite à huit clos ? Cette histoire ridicule de voyage dans le temps ne repose sur rien, diront-ils. Il s’est drogué pour se mettre en état de transe cataleptique et les docteurs n’y ont vu que du feu.

— En effet, balbutiai-je.

Comment comprenait-il tout cela ?

— Et quand je m’entêterai à affirmer que j’ai indiscutablement résolu le problème du voyage temporel, poursuivit-il, que j’ai été formellement déclaré mort ce qui ne m’empêche pas d’être bien vivant, tous les savants orthodoxes m’accuseront avec véhémence d’être un simulateur. Ils n’auront que ce mot à la bouche. Alors, je proposerai de faire une démonstration de transfert temporel devant tous les hommes de science qui souhaiteront y assister. Je proposerai que cette démonstration soit télévisée sur toutes les chaînes. La pression de l’opinion publique obligera les savants à accepter, et la télévision à mettre ses antennes à ma disposition. Peut me chaut de savoir ce qu’espéreront voir les téléspectateurs – un miracle ou un lynchage. L’essentiel, c’est qu’ils seront devant leur petit écran. Et je triompherai ! Quel homme de science a-t-il jamais bénéficié d’un pareil tremplin de son vivant ?

J’étais comme matraquée mais, tout au fond de moi-même, quelque chose me soufflait : c’est trop long, trop compliqué. Ça tournera mal.

Dans la soirée, les assistants de Lancelot arrivèrent et firent de leur mieux pour manifester une douleur respectueuse devant la dépouille mortelle de leur patron.

Deux témoins de plus qui jureraient avoir vu Lancelot mort. Deux témoins de plus pour faire tambouriner la grosse caisse.

 

À quatre heures du matin, emmitouflés dans nos manteaux, nous attendions l’heure H dans la chambre froide.

Lancelot, au comble de l’exaltation, n’arrêtait pas de vérifier ses instruments et de faire Dieu sait quoi avec ses appareils. Son ordinateur de bureau bourdonnait inlassablement et je ne sais vraiment pas comment ses doigts frigorifiés pouvaient voleter avec une telle agilité sur le clavier.

Moi, j’étais profondément déprimée. Il faisait froid, il y avait ce cadavre dans le cercueil. Et l’avenir tellement incertain…

Nous étions là depuis une éternité – c’était, du moins ce qui me semblait – quand Lancelot ouvrit enfin la bouche.

— Ça marchera ! Ça marchera comme prévu ! Au maximum, la disparition du corps interviendra avec cinq minutes de retard, compte tenu de la masse en jeu. Mon analyse des forces temporelles a été magistrale, en vérité.

Il me sourit. Mais adressa le même sourire chaleureux au cadavre.

Je remarquai que sa blouse, qu’il n’avait pas quittée depuis trois jours – je suis même certaine qu’il dormait avec –, était froissée et chiffonnée. Comme celle du Lancelot numéro deux quand il s’était matérialisé.

Il dut lire dans mes pensées ou, peut-être seulement dans mon regard, car il inclina la tête et dit :

— Ah oui ! Il faut que je mette le tablier de caoutchouc. Mon second « moi » le portait quand il est apparu.

— Et si tu ne le mettais pas ? lui demandai-je d’une voix blanche.

— Il le faut. C’est indispensable. Je ne pouvais pas l’oublier. Sinon, mon double n’aurait pas eu de tablier.

Ses paupières se plissèrent : « Crois-tu toujours qu’il se produira un accroc ? »

— Je ne sais pas, murmurai-je.

— Penses-tu que le cadavre ne disparaîtra pas ou que ce sera moi qui disparaîtrai à sa place ?

Comme je restais muette, il reprit en criant presque :

— Ne vois-tu pas que la roue a enfin tourné ? Ne vois-tu pas que la chance est avec moi et que tout se déroule de façon parfaite conformément à mes plans ? J’accéderai à une célébrité sans précédent. Allez… Fais chauffer de l’eau pour le café.

D’un seul coup, il avait recouvré tout son calme. « Ce sera une façon de fêter le départ de mon double et mon retour à la vie. Le premier café que je boirai depuis trois jours ! »

Ce ne fut qu’un sachet de café instantané qu’il me tendit mais au bout de trois jours, comme il disait, il ne fallait pas être trop difficile. J’avais les doigts gelés et ce fut avec beaucoup de maladresse que j’allumai le chauffe-plats électrique. Finalement, Lancelot me repoussa avec rudesse et posa un ballon de verre rempli d’eau sur la plaque.

— Cela prendra un moment, fit-il.

Il consulta sa montre et examina plusieurs cadrans encastrés dans le mur. « Mon double aura disparu avant que l’eau n’entre en ébullition. Approche-toi pour voir ». Il fit un pas vers le cercueil.

J’hésitai.

— Viens ! m’ordonna-t-il sur un ton péremptoire.

J’obéis.

Nous attendîmes, les yeux fixés sur le cadavre. Lancelot était exultant.

Une fois de plus j’entendis le pfuitt familier et mon mari s’écria : « Même pas deux minutes d’écart ! »

Le corps n’était plus là. Il s’était volatilisé sans avertissement en une fraction de seconde. Le cercueil ne contenait plus qu’un tas de vêtements. Naturellement, ce n’étaient pas ceux dans lesquels le double était apparu. C’étaient de vrais vêtements, enracinés dans le réel : le linge de corps enrobé dans la chemise et le pantalon, la cravate prise dans le col de la chemise, celle-ci fourrant la veste, des chaussettes sortant des souliers vides. Mais de corps, point.

L’eau commença de bouillonner dans le ballon.

— D’abord, le café ! dit Lancelot. Après, nous appellerons la police et nous téléphonerons aux journaux.

Je préparai deux tasses, une pour lui, une pour moi. Je plongeai dans le sucrier une cuiller que je remplis à ras bord comme à l’accoutumée – ni trop ni trop peu – par la force de la routine quoique, dans les circonstances présentes, je savais que la dose avait peu d’importance.

Je bus une gorgée de café. J’ai l’habitude de le prendre nature, sans lait et sans sucre. La chaleur du breuvage me revigora presque.

Lancelot remua sa cuiller dans la tasse.

— Il y a si longtemps que j’attends cela ! fit-il doucement.

Et il porta la tasse à ses lèvres qu’étiraient un sourire triomphant.

Ce furent ses dernières paroles.

 

Maintenant que tout était fini, une véritable frénésie s’emparait de moi. Je réussis à le déshabiller, à lui enfiler les vêtements qui se trouvaient dans le cercueil et j’eus assez de force pour le soulever afin de le coucher dans la bière. Je lui croisai les mains sur la poitrine.

Ensuite, je rinçai les tasses et le sucrier dans l’évier. Le robinet coula longtemps. Jusqu’à ce qu’il ne demeurât plus la moindre trace du cyanure par lequel j’avais remplacé le sucre.

Cela fait, je rangeai sa blouse et ses autres vêtements dans la panetière où, trois jours plus tôt, j’avais mis ceux de son double… qui, bien entendu, s’étaient volatisés, eux aussi.

Et j’attendis.

À la fin de la journée, le corps était froid à point et j’appelai les entrepreneurs de pompes funèbres. Ils n’avaient aucune raison de se montrer curieux. Ils s’attendaient à trouver un cadavre : il y avait un cadavre. Le même. Exactement le même. Il était même bourré de cyanure comme le premier était censé l’être.

Sans doute, les spécialistes peuvent-ils s’apercevoir de la différence qu’il y a entre un corps mort depuis douze heures et un corps mort depuis trois jours et demi, même conservé en chambre froide. Mais pour quelles raisons se seraient-ils montrés pointilleux ?

Ils ne le furent point. Ils clouèrent le cercueil, l’enlevèrent et l’inhumèrent.

C’était le meurtre parfait.

À la vérité, dans la mesure où Lancelot était officiellement mort aux yeux de la loi au moment où je l’avais tué, je me demande si, à strictement parler, ce fut réellement un meurtre. Mais je n’ai nulle intention de consulter un avocat à ce sujet.

 

À présent, je mène une vie tranquille. Une vie paisible et heureuse. J’ai suffisamment d’argent. Je vais au théâtre. Je me suis fait des amis.

Et je n’éprouve pas de remords. Certes, Lancelot n’aura jamais la gloire d’être l’inventeur du voyage temporel. Le jour où l’on fera à nouveau cette découverte, son nom restera plongé dans l’obscurité et l’anonymat du Styge. Je lui avais bien dit que, quels que fussent ses plans, il passerait au travers ! Si je ne l’avais pas tué, il y aurait eu quelque chose d’autre pour lui mettre des bâtons dans les roues. Et alors, c’est lui qui m’aurait assassinée.

Non, je n’ai pas de remords.

En fait, je lui ai tout pardonné. Tout sauf de m’avoir craché à la figure. Aussi je trouve qu’il y a une certaine ironie dans le fait qu’il a connu un instant de bonheur avant de mourir. En effet, il a bénéficié d’une faveur insigne rarement accordée aux humains et qu’il a savourée plus que quiconque.

Contrairement au regret qu’il avait exprimé avec rage ce jour-là, au petit déjeuner, quand il m’a craché au visage, Lancelot a eu l’occasion de lire son propre éloge funèbre.

Histoires Mystérieuses
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